As-tu mérité tes yeux ? d'Eric Larocca
- Nicolas Skinner
- 2 oct.
- 4 min de lecture
2025 - thriller

Quatrième de couverture
Agnes Petrella et Zoe Cross discutent. Elles ne se connaissent pas ; elles ne se sont jamais vues. L'une a quelque chose à vendre ; l'autre pourrait être intéressée. Prétendument. L'une est aux abois; l'autre est riche. Possiblement. Passent les jours, et, entre les deux femmes, une étrange relation se noue. Étrange, et bientôt dérangeante. Car Zoe a des envies, des propositions — qu'Agnes, contre toute attente, semble prête à écouter. Mais jusqu'où ? Et jusqu'à quoi? Dans le désert du monde, l'impérieux besoin d'être aimé est le plus inépuisable des moteurs... et peut-être bien le plus terrifiant... Jusqu'où Agnes est-elle prête à aller pour mériter ses yeux ?
Mon avis
Intrigue : 3/5
Ce roman prend la forme d'un échange épistolaire composé d'e-mails et de messages instantanés, échangés entre deux protagonistes qui ne se rencontrent jamais physiquement.
L'intrigue débute avec Agnès Petrella, une jeune femme lesbienne de 24 ans confrontée à de graves difficultés financières. Désespérée de payer son loyer, elle met en vente en ligne un vieil épluche-pommes familial sur un forum queer.
Zoe Cross répond à l'annonce. Elle se révèle rapidement plus qu'une simple acheteuse potentielle : elle se positionne comme un soutien financier inespéré, proposant d'aider Agnès à résoudre ses problèmes. Très vite, la dynamique glisse vers une relation toxique de domination et de soumission. Les demandes de Zoe deviennent de plus en plus invasives, exigeant d'Agnès des preuves de loyauté et d'obéissance.
L'horreur de ce récit ne réside pas dans le gore, mais dans l'escalade implacable de la manipulation psychologique, dans le malaise croissant et dans la zone trouble où le consentement se mue progressivement en exploitation.
La tension, si elle est maîtrisée et monte crescendo, m'a néanmoins quelque peu laissé sur ma faim : j'aurais aimé que l'auteur pousse plus loin le curseur de la perversion et de l'emprise, qui s'avère au final ambivalente sur la fin du roman.
Par ailleurs, certains développements sont assez prévisibles, ce qui réduit leur impact.
Malgré tout, cette novella se lit d'une traite et demeure une lecture agréable et très addictive.
Idées : 4/5
Ce récit est traversé par plusieurs thèmes fondamentaux, tous explorant les zones d'ombre des relations humaines à l'ère numérique.
D'abord, le roman décortique le mécanisme de l'emprise et de la manipulation. Il expose avec une lucidité glaçante comment une personne en situation de profonde vulnérabilité (qu'elle soit financière, affective ou humaine) peut devenir la proie d'un manipulateur. Sous le couvert d'une aide, d'une amitié naissante ou même d'un semblant d'amour, Zoe s'impose comme l'abuseur parfait, exploitant sans scrupule la solitude et le besoin désespéré d'Agnès d'être soutenue.
Cette vulnérabilité est directement liée aux thèmes de la solitude, du rejet et du besoin d'appartenance. Le fait qu'Agnès soit lesbienne, isolée et rejetée par ses proches, met en lumière le vide affectif que certaines personnes ressentent et la manière dont ce manque fondamental peut les précipiter dans des relations dangereuses. L’auteur insiste sur ce besoin humain irrépressible : celui de compter pour quelqu'un et d'être accepté.
Par ailleurs, l'œuvre souligne les dangers inhérents aux interactions en ligne. En se déroulant entièrement à distance, via Internet, le roman permet à Zoe de maintenir une distance sécurisante, de jouer sur l'anonymat et le faux-semblant, et d'exercer un contrôle total sans jamais être confrontée à la réalité physique de sa victime, ce qui rend la manipulation d'autant plus insidieuse.
Enfin, le récit pose une question centrale sur le consentement, les limites et leur coût. Il interroge la frontière ténue entre ce que l'on est prêt à accepter et ce que l'on subit. Jusqu'où peut-on aller lorsque le consentement est donné sous une pression psychologique constante, alimenté par l'espoir ou la nécessité vitale ? L'horreur n'est d'ailleurs pas physique, mais psychologique et émotionnelle : elle naît de ce glissement subtil, de la domination morale croissante, et de la cruauté des attentes humiliantes que la personne dominée est forcée d'accepter.
Personnages : 4/5
Agnes Petrella est une une femme fragile, en situation précaire. Elle a un désir d’appartenance, d’amour, de sécurité. Elle est crédible dans sa vulnérabilité : financièrement, affectivement, socialement. Son orientation sexuelle, le rejet familial, sa solitude, ses dettes sont autant de failles que Zoe va exploiter. Agnes évolue (ou régresse) dans le récit selon ce qu’elle est prête à accepter. Le personnage est utilisé pour montrer l’escalade de l’emprise.
Zoe Cross, elle, est la figure mystérieuse de l’autre côté de l’écran. On ne la voit jamais en personne. Elle a des ressources financières, un certain pouvoir, ce qui la rend dangereuse. Elle joue de la psychologie, du contrôle émotionnel, de l’isolement. Ce qui distingue Zoe, c’est l’intention ambiguë : parfois aide, parfois exigence. Elle construit une relation de domination en jouant sur la gratitude, la dette, la peur, le besoin affectif.
Il n'y guère d'autres personnages qu'Agnes et Zoe. Le contexte social et familial d’Agnès est présent, mais surtout comme toile de fond, pour expliquer sa fragilité. L’absence de présence physique renforce l’unicité des deux protagonistes comme pôles opposés de la relation de pouvoir.
Style : 4/5
Le roman repose entièrement, ou presque, sur un format de dialogues numériques. Cette approche confère au récit une immédiateté et une intimité déroutantes. Le lecteur est plongé au cœur des interactions, sans la présence d'un narrateur omniscient pour décrypter les pensées ou les intentions cachées. Ce point de vue dialogué fait du lecteur un observateur direct, témoin privilégié des échanges, mais aussi de l'ambiguïté qu'ils contiennent (le ton, l'implicite).
Très logiquement, le style est caractérisé par un ton sobre, presque clinique. L'absence de lyrisme ou de longues digressions s'aligne sur la réalité des échanges numériques. Cette neutralité apparente rend d'autant plus difficile pour les personnages, comme pour le lecteur, de percevoir l'ampleur et la rapidité du glissement vers la domination. Cette retenue stylistique rend l'horreur des situations vécues d'autant plus percutante.
En bref :
Cette novella dépeint avec brio l'escalade d'une relation de domination psychologique toxique et contemporaine. Une lecture addictive, malgré sa brièveté et sa fin qui m'a laissé sur ma faim.
NOTE GLOBALE : 4/5
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